Le marché de l'art se porte bien, en dépit des morosités éprouvées par l'économie américaine générale, qui se réveille la bouche pâteuse après la crise des subprimes et ce qu'elle entraîne (voir les sections Economie - Etats-Unis - Immobilier,... de nos éditions Global-Report ou Thai News Land).
 
Lors du premier jour d'une pleine semaine de ventes prestigieuses, les amateurs se pressaient dans la salle comme au téléphone pour enchérir sur des oeuvres dont certaines avaient déjà connu des records en leur temps. 70% d'Américains, 26% d'Européens (Russes inclus), 4% d'Asiatiques.... Pas plus d'un ou deux enchérisseurs pour chaque lot parmi les 57 proposés, mais prêts à monter très haut leurs offres.
Les estimations de vente de la Maison Christie's allaient de 282 à 398 M$, le résultat se situa à 348 millions.
 
Le temps où les deux encoignures Dubois, chefs-d'oeuvre d'ébénisterie classique ayant requis des miliers d'heures de travail minutieux et une conservation soigneuse durant des siècles, défrayaient la chronique avec 7 600 000 Francs atteints en 1979 est décidément bien loin...  
Les oeuvres d'après-guerre et même très récentes ont semblent-il tout aussi bien conquis le droit de lever des dizaines de millions de dollars dans les salles.
 
Une toile abstraite de Mark Rothko : 'N° 15' (même son titre est en accord...) réalisée en 1952 était mise en vente par le collectionneur Roger Evans de San Francisco ; il l'avait acquise en 1999 chez Sotheby's pour 11 M$, déjà un record à l'époque. 2 enchérisseurs en ligne se la disputèrent jusqu'à une adjudication record de 45 millions.
 
 
La seconde oeuvre la plus chère, mise en vente par des Français de Cannes, fut un portrait de femme démesurée, "Benefits Supervisor Sleeping" de Lucien Freud (1995). Même scénario : deux enchérisseurs anonymes se battant au téléphone pour emporter le morceau (c'est le cas de le dire) à 33,6 M$. Il apparut que l'acquéreur était l'oligarque russe Roman Abramovitch.
 
 
(image : theage.com.au)
 
Ensuite vint un tryptique de Francis Bacon "Three Studies for Self Portrait" (1976) proposé par un couple de collectionneurs de Seattle : Richard et Elizabeth Hedreen ; celui-ci l'avait acquis en 2005 à Sotheby's NewYork pour 5,1 M$. Auparavant, il avait été déjà vendu une fois par le Maison Christie's (à New York) pour 2,9 M$. Il fut adjugé ici 25 millions. On voit la hausse du cours de l'artiste, dont la popularité ne se dément pas depuis sa mort en 1992. Un autre tryptique fut acquis juste après chez Sotheby's, encore par Abramovitch (qui lance ainsi sa fiancée, galerite à Moscou) pour le prix record absolu de 86 M$. 
 
Le marché de l'art nous a habitué à ne plus avoir de surprises. Les oeuvres de Jeff Koons, modérément connu avant de prendre la Cicciolina pour égérie, atteignent depuis des années des sommets faramineux - et le public en redemande. C'est ainsi.
 
 
 
 
La Maison du Désert    (image : lamidesign.com/blog)
 
Si de 'simples' tableaux s'échangent à 50 millions de dollars et plus, on peut penser que d'acquérir quelque chose de tout aussi emblématique mais nettement plus immédiatement "utile" comme la Kaufmann House pour trois fois moins cher est réellement une affaire !
 
Certes, adjugée à 15 millions de dollars, cela fait encore 10 millions d'euros, 65 millions de Francs - mais il y a longtemps que des prix similaires voire bien supérieurs caractérisent le marché de l'immobilier de prestige. Et il s'agit bien ici à la fois d'une belle propriété, d'un témoignage exceptionnel de l'architecture moderniste des Etats-Unis, réalisé par un migrant Autrichien qui a très bien compris comment adapter les doctrines issues du mouvement Bauhaus ; et d'une oeuvre d'art totale, dans laquelle on peut vivre. Les tableaux y sont constitués par le paysage grandiose qui est découpé par les immenses baies vitrées qui se déploient du sol au plafond - nul besoin d'en acquérir avec la différence de prix que constituerait l'alternative avec le Rothko ou le Freud, par exemple...
 
Cette maison de Palm Springs, réalisée en une alliance très épurée de pierre, de verre et d'acier par Richard Neutra en 1946, était destinée à servir de résidence d'hiver au même Edgar J. Kaufmann qui commanda à Frank Lloyd Wright une autre icône de l'architecture moderniste, Falling Water. Etre le commanditaire de deux des symboles parmi les plus extraordinaires de l'architecture privée du XXe siècle est en soi une destinée peu commune.
 
Fallingwater de F.L. Wright sur Bear Run, PA (image arch.mcgill.ca)
 
Si la Maison sur la Cascade passa peu après la mort de son propriétaire à un fonds dédié à sa conservation et aux visites du public, sur décision de ses enfants, Desert House est restée une propriété privée. Désertée (c'est le mot) à la mort de M. Kaufmann, qui a survécu peu d'années à son épouse, elle tomba ensuite entre diverses mains. Elle appartint ainsi un temps au chanteur Barry Manilow ('Copacabana'...).
 
Modifiée avec une absence de respect et de goût invraisemblable, on vit pousser des murs autour du patio, une paroi fut percée pour créer une nouvelle pièce destinée à l'audio-visuel ; des conditionneurs d'airs furent posés n'importe où sur les lignes aériennes fuyantes des légères toitures. Comble de l'atrocité "décorative", du papier peint à petites fleurs fut apposé sur les murs de certaines chambres !
 
(cliché : Tim Street-Porter/Esto)
 
Néanmoins, la maison fut restaurée consciencieusement par ses derniers propriétaires; il faut dire qu'avec eux et malgré le divorce qui motive la nouvelle mise en vente, la propriété a eu de la chance : Mme Beth Harris est historienne en architecture et M. Brent Harris son mari, investisseur. 
 
Mme Harris en visite à Palm Springs un jour de 1992, eut la curiosité naturelle chez les amateurs d'architecture de franchir la clôture de la maison pour jeter un coup d'oeil : juste avant que son mari ne trouve un panneau "à vendre" recouvert par une haie s'étendant sans entretien...
Il apparut que la maison avait été mise en vente pendant trois ans et demi, sans succès ! Incroyable.
 
Il est vrai que Palm Springs est surtout envahi par des demeures de style néo-hispanique, influence vestige de l'occupation espagnole à la fin du XIXe qui semble avoir laissé des traces persistantes (outre une série TV célèbre des studios Disney). Tout juste les spectateurs attentifs d'American Gigolo de Paul Schrader (1980) auront-ils noté dans une des scènes une maison intéressante censée se situer précisément dans la petite ville prisée des célébrités branchées de L.A. Cette demeure du financier Rheiman (Tom Stewart) où se rend Julian Kay (Richard Gere) affecte une allure très contemporaine et comprend un patio planté de cactées, d'esprit très proche des oeuvres "désertiques" des grands maîtres Wright et Neutra. A part ces deux demeures, gageons que peu d'immobilier local échappe au kitsch et au faux (en anglais dans le texte) - mais toutefois vrai "m'as-tu vu"...
 
Reconnaissons aussi que la taille de la maison et son état général pouvaient être très décourageants pour des prospects recherchant initialement une demeure de vacances et non un chantier à soucis... Là résidait justement le principal risque pour Kaufmann House : se voir simplement démolie par commodité, pour céder la place à un affreux château ocre-rose en carton-pâte... 
 
D'où le coup de coeur des Harris, qui enlevèrent la jeune demi-ruine et son acre de terrain (~4 000 m²) pour 1,5 M$. Ils retirèrent les évidentes et indésirables additions apparues au fil des années et se mirent ensuite en quête d'une restauration authentique. Celle-ci n'a eu d'égale que celle employée par le Western Pennsylvania Conservancy, pour sauvegarder et maintenir au plus près de l'original l'autre oeuvre de Kaufmann/Wright : depuis l'année 2000, 7 M$ y sont investis pour restaurer le monument.
 
 
 (cliché :  Tim Street-Porter)
 
Avec le concours de Marmol et Radziner, deux jeunes architectes fascinés par la créativité en milieu désertique (voir un de leurs bâtiment disponibles en totale préfabrication dans cet article), de grands moyens furent donc mis en oeuvre :
 
- recherche des fournisseurs originaux des peintures et quincailleries utilisées
- achat d'une sertisseuse capable de reproduire les habillages de toits-terrasse réalisés en métal
- réouverture temporaire d'une ancienne carrière d'Utah pour en extraire les pierres nécessaires au remplacement des éléments disparus ou endommagés
- recherche et analyse poussées de tous les documents utiles, parfois inédits, croquis de Neutra, photos d'intérieurs d'époque,... notamment à l'UCLA et la Columbia University.
 
Pour restaurer le cadre voulu par Neutra, les nouveaux acquéreurs achetèrent plusieurs lots de terrain alentour, jusqu'à doubler la superficie de la propriété. Celle-ci ne développe en bâti que 3 200 sqft, mais sa grande ouverture sur l'environnement et la progressivité des interpénétrations intérieur/extérieur la font apparaître bien plus vaste. Un court de tennis installé sur une parcelle ajoutée après coup fut maintenu, tandis qu'une pool-house fut rebâtie entièrement.
 

(cliché :  Tim Street-Porter)

Après des années d'efforts, le critique d'architecture du New York Times Nicolai Ouroussoff put écrire en 1999 que "la maison pouvait être vue pour la première fois depuis presque 50 ans dans le même état de splendeur que celui de l'origine".
 
Quel en fut le prix ? d'argent certes, mais la vente en paya largement son content ; le divorce des Harris est-il lié aux soucis d'une telle entreprise ? L'histoire ne le dit pas. La vente était programmée dès octobre 2007, pour clôturer le processus de séparation du couple.
Chacun des ex-époux Harris a maintenant de nouveaux projets qui lui feront oublier l'aventure de Palm Springs, a déclaré le Dr Harris à Edward Wyatt du N.Y. Times. 
 
Décidément mécènes jusqu'au bout, les Harris ont déclaré réserver une partie du produit de la vente de Desert House à des groupes agissant pour la préservation architecturale.
 
Il semble que le nouvel acquéreur des lieux  -resté anonyme lors de la vente- soit également quelqu'un de bien : non content de sortir 16,8 M$ pour la maison (avec les frais), il s'est porté acquéreur pour 2,1 M$ supplémentaires d'un terrain attenant ; un verger, doté de trois cactus qui sont des cadeaux de F.L. Wright faits à Edgar Kaufmann lors de sa première visite à son vieux client de Pittsburgh...
 
 
CONCLUSION
 
L'architecture moderniste entre dans le marché de l'art - mais malgré le retentissement dans les milieux sensibilisés de l'affaire Kaufmann House, c'est encore par la petite porte. Le prix d'ajudication correspond juste à l'estimation basse de Christie's.
 
Toutefois, le mouvement est sans doute bien lancé. Notons aussi que la division Luxury Real Estate de Sotheby's proposait déjà vers 1993 une intéressante oeuvre 'mineure' (blasphème !) de F.L. Wright, pour quand même 5,5 M$. Comme quoi, les choses étaient en gestation depuis longtemps.
 
Pour l'instant, les objets d'art "traditionnels" même de facture récente gardent une avance considérable, en termes de valorisation, sur tout ce qui est de la pierre échappant quelque peu à son strict domaine. Il ne s'agit justement plus d'immobilier ici, mais d'art immobilisé certes rassurant (cf les règles de valorisation dans le secteur, toutefois difficelement transposables) et difficilement transportable... une relative timidité est donc encore de règle.
 
Cette avance est illustrée par l'aventure vécue par l'industriel papetier, éditeur, producteur de cinéma et collectionneur d'art Peter Brant à l'occasion de cette même soirée de ventes mémorable.
Désirant ajouter une papeterie à sa collection déjà bien établie en Nord-Amérique et au Canada, l'homme cherchait des fonds et avait déposé chez Christie's et Sotheby's une série d'oeuvres en sa possession. Les deux Maisons lui ont accordé une promesse d'à-valoir (somme promise à un vendeur sans préjuger du futur montant des ventes...) de CENT millions de dollars ! dont 35 pour Christie's, dit-on. De fait, les oeuvres de Pop Art échangées furent toutes adjugées à des montants très élevés, les pièces de M. Brant cumulant le plus gros chiffre de l'audience même si certaines ne trouvèrent pas preneur - estimées à certes 4 fois le prix d'achat initial (comme le tableau “Ball of Twine" de Roy Lichtenstein, 1963, finalement invendu). L'art moderne est décidément un bon business.